Cet « accueil de tous par tous contribue à les grandir communément »
Handicap : pour une révolution du regard
Danielle Moyse nous invite à changer de regard et à considérer que les « singularités physiques, psychiques ou intellectuelles » ne sauraient faire oublier « que toute fille, tout fils d’homme et de femme, fait partie intégrante d’une humanité multiple, indéfinissable, échappant à toutes les normes qu’elle s’est pourtant plu à imposer, à s’imposer. » « Loin s’en faut que ces hommes et ces femmes hors du commun se limitent effectivement à ces incapacités auxquelles le regard des autres, par peur et par ignorance, s’est souvent plu à les réduire pour mieux s’en tenir à l’écart, parfois les anéantir, ou s’épargner au moins les efforts que nécessite la fréquentation d’un être humain en difficulté. Fort heureusement de grands précurseurs ont su considérer tous les êtres humains dans leurs espérances communes, quelles que soient leurs aptitudes » et cet « accueil de tous par tous contribue à les grandir communément ».
Danielle Moyse, mars 2010, Presses universitaires de Grenoble
Rejeter le “bougnoule”, le “nègre” ou le “trisboule”, c’est du pareil au même !
Vous me trouverez toujours à leurs côtés pour restaurer leur dignité.
Parole d’Expert
« Parmi nous, certains sont blonds, d’autres bruns. Il y a aussi les grands, les maigres ou les trisomiques. Ainsi va le panel de la vie et la loterie génétique. Sauf que la personne trisomique doit souvent subir une sorte de délit de faciès, tout aussi insupportable que la xénophobie. »
Vincent Potié, Avocat, le défenseur de toutes les différences.
« Souvent l’intelligence n’est qu’une saloperie à la surface de l’âme. » Dominique de Roux
Un teint d’opale illuminant une peau ferme et élastique, des lèvres pulpeuses que pourraient lui envier bien des jeunes filles, des yeux effilés en amande qu’une pointe d’espièglerie vient illuminer à tout instant : oui, Éléonore est une belle femme. Elle sourit sans calcul, comme cette petite fleuriste du marché de nuit de Phnom Penh qui se fait appeler Little Apple. Éléonore n’a pas d’ancêtres asiatiques. Mais quelque chose transcende en elle toute appartenance ethnique : Éléonore appartient au peuple du chromosome surnuméraire, celui qui s’accrochant à la 21ème paire fait de son porteur un être à part. Elle en ferait presque un objet de fierté : « Ceux qui se moquent de moi, je les ignore. Je me dis dans ma tête que j’ai plus de chromosomes qu’eux. »
Le syndrome ne connait pas les frontières. Dans un village berbère de la vallée d’Asni vit un garçon nommé Ahmed. C’est un berger d’humeur égale, empâté et discret, à peine moins souriant qu’Éléonore. Son père lui laisse l’entière responsabilité de la garde d’un troupeau. Ahmed aime chantonner, les bêtes s’adoucissent à son contact et les enfants le chérissent comme un bon génie. Me croira-t-on si j’affirme qu’il est la fierté de la famille ?
Il est des trisomiques aux trajectoires plus scabreuses. Dans un bordel d’Istanbul, quartier de Galata, je croisai en 1994 une prostituée qui donnait du plaisir pour quatre fois rien. Elle racolait ses clients en jouant de sa langue proéminente et s’amusait à relever doucement sa robe pour exhiber ses cuisses fermes et laiteuses. Une de ses collègues tapineuses assurait qu’elle avait du succès ; ses orgasmes n’étaient pas feints mais elle ne se laissait pas marcher sur les pieds par les messieurs indélicats. Ainsi les trisomiques sont des êtres humains : ils peuvent louer leur corps. Je serais surpris d’apprendre qu’ils vendent leur âme.
Le monde est empli d’imbéciles qui se pensent intelligents. A l’outrecuidance des paltoquets, Éléonore oppose l’humilité de l’idiotie. Oui, elle n’a pas un QI élevé ; elle le sait et elle en rit. Et c’est vrai, Éléonore n’a pas les compétences suffisantes pour gérer un fond de pension ou un programme de déforestation en milieu tropical ; elle ne spéculera pas sur le prix des denrées alimentaires de première nécessité ; jamais elle n’enlaidira le monde de sa vulgarité ou de sa voracité. C’est d’ailleurs parce que ses capacités cognitives sont strictement limitées qu’on suggéra, lorsqu’elle n’était qu’un fœtus, de lui ôter la vie. Ainsi le monde est traversé de slogans silencieux : Mort aux idiots. Et gloire aux imbéciles.
Nous portons un nom avant même de naitre. La mère d’Éléonore fut cueillie à froid : elle portait une anomalie chromosomique dans le ventre. Pour 95 % des fœtus chromosomiquement incorrects, la sentence suit immédiatement le diagnostic : l’anomalie ne doit pas vivre. Mais les parents d’Éléonore n’ont pas choisi la voie morbide : leur fille allait naitre et grandir. Ils se firent à l’idée que jamais elle ne serait avocate, dealer ou journaliste à Closer. Aujourd’hui, ils clament leur bonheur. Étonnamment, ce simple aveu en fait grimacer plus d’un.
Éléonore, donc, est née. A 24 ans, elle n’est un poids ni pour sa famille ni même pour la société. Elle est une employée laborieuse, moyennement empotée et de bonne volonté, ce qui ne la distingue que très modérément de nos contemporains. A la Générale de Santé d’Arras où elle travaille à mi-temps, elle passe ses journées à photocopier des factures, réaliser des travaux d’adressage, de mise sous pli, de classement alphanumérique. L’application qu’elle met à exécuter chacune de ces tâches ne lui laisse pas le temps de calomnier ses collègues ou de comploter devant la machine à café. Pourquoi comploter, d’ailleurs ? Éléonore est une femme heureuse. Et plus encore une femme consciente de sa singularité : « Les trisomiques sont des phénomènes. »
Mais les phénomènes n’ont plus le droit de cité. Dans une société qui célèbre le droit à la différence mais où le diktat de l’enfant parfait n’a jamais été plus tyrannique, chaque trisomique est un survivant. Nous pourrions presque écrire : un miraculé. Alors certes nous en avons fini avec le nazisme. Le temps des génocides et des cathédrales de lumière est passé de mode. Mais se parant des masques les plus humanistes, les mythologies eugénistes se portent à merveille. Des intentions louables en justifient le socle : on nous explique que l’idée de vie ne peut être dissociée de l’idée de qualité de la vie. Peut-être. Pourrait-on m’expliquer alors le critère permettant d’affirmer qu’Éléonore a une qualité de vie inférieure à celle de mon garagiste ?
Éléonore ne souffre pas de vivre. Elle se lève chaque matin avec un enthousiasme intact et noie les quolibets dans le flot ininterrompu de ses forces vives. Ses parents, contrairement à tant d’autres, ne nourrissent aucune inquiétude excessive à son endroit. Ses capacités de calcul et d’abstraction sont strictement limitées, mais elle repousse celles de l’humour, de la gratitude filiale, de l’intuition. Éléonore n’est pas une fille à problème. Le problème, en l’occurrence, serait le regard malaisé que nous portons sur l’altérité radicale qu’elle nous propose.
Rien ne sert de se voiler derrière les euphémismes : Éléonore, comme Ahmed ou Little Apple, est une idiote congénitale. Ceci ne l’empêche nullement de participer à la polyphonie humaine. Mais elle peut bien rayonner de félicité, réjouir ses parents et ses amis, la différence de nature dont elle est porteuse est devenue monstrueuse selon les critères dominants d’une société technicienne, hygiéniste, sélectionniste. Il suffit de tendre l’oreille : enfanter un bébé trisomique en toute connaissance de cause apparait aujourd’hui comme un scandale, une perversion de parents attardés, d’intégristes religieux, d’ennemis du genre humain. Effrayante réversibilité des prévenances quand, au nom de la dignité des trisomiques, on dénie à leurs parents la légitimité de les mettre au monde. Et surtout terrible dévoiement de la morale hippocratique puisqu’il s’agit d’éradiquer non plus une pathologie, mais ceux qui en sont porteurs. Éléonore s’exaspère d’être souvent « regardée de coin ». Belle façon de désigner ceux qui, sous couvert de pitié et de commisération, s’activent pour qu’aucun indésirable de son espèce ne vienne plus encombrer nos maternités et nos jardins d’enfants.
Bruno DENIEL-LAURENT Texte publié dans Causeur (juin 2010)© Bruno Deniel-Laurent
Pourrait-on m’expliquer alors le critère permettant d’affirmer qu’Eléonore a une qualité de vie inférieure à celle de mon garagiste ?