Lors de l’émission « La Tête au Carré » du 5 octobre 2012 où était évoqué le nouveau test susceptible de diagnostiquer la trisomie 21 en tout début de grossesse, Monsieur Jean-Didier Vincent, neurologiste de réputation internationale, a défendu les thèses eugéniques de ce diagnostic prénatal soutenant l’allégation selon laquelle « les trisomiques sont un poison dans une famille ». Ces propos désobligeants à l’égard des personnes atteintes de trisomie 21 sont le reflet d’une méconnaissance totale de ces personnes et des préjugés qui prévalent dans notre société. Bien sûr, nous avons réagi et demandé à Monsieur Jean-Didier Vincent de présenter des excuses officielles.
Monsieur Jean-Didier Vincent,
Lors de l’émission « La Tête au Carré » du vendredi 5 octobre 2012 où était évoqué le nouveau test sanguin visant à dépister la trisomie 21 en début de grossesse, vous avez affirmé que « les trisomiques sont un poison dans une famille ». Peut-être ne mesuriez-vous pas ce qu’a de profondément désobligeant et choquant une pareille assertion à l’égard des personnes trisomiques comme de leurs familles.
Cette affirmation est insultante car elle porte atteinte à la dignité des individus nés avec une trisomie 21, laissant entendre que ce sont des êtres nuisibles, indésirables, qui constituent un fardeau pour leur famille et lèsent leur accession au bonheur.
Elle est également blessante, d’abord pour les personnes atteintes de trisomie 21 elles-mêmes. Mais peut-être pensez-vous que ces personnes sont des êtres insensibles aux manifestations d’hostilité à leur égard, incapables de comprendre les agressions verbales et de ressentir leur violence ?
Enfin, vos propos sont blessants pour leurs parents. Imaginez un instant entendre dire publiquement à la radio que votre fils est un vaurien ou que votre fille est une peste, ne seriez-vous pas blessé ?
De toute évidence, votre jugement n’est fondé que sur des préjugés et non sur une connaissance personnelle et intime d’individus porteurs de trisomie 21. Si vous aviez eu la chance de vivre avec un enfant, un frère ou une sœur atteint de trisomie 21, vous ne seriez pas sans ignorer toutes les qualités humaines que possèdent ces malades de l’intelligence, en dépit des apparences, et toutes les satisfactions qu’ils procurent à leurs familles et à ceux qui partagent leur quotidien, au-delà des difficultés à surmonter.
La plupart des gens gardent leurs préjugés pour eux. Après tout, les préjugés sont par définition des idées préconçues qui ne demandent qu’à être vérifiées par l’expérience. Le problème ici est que les vôtres, émanant d’un neurobiologiste internationalement reconnu, sont publiquement énoncés comme des certitudes dans un contexte scientifique et officiel bénéficiant d’une large audience, ce qui leur confère crédit et autorité. Au demeurant, nous sommes étonnés qu’un médecin puisse traiter des patients de « poison ». Cette avanie n’est-elle pas en totale contradiction avec la définition que vous faites vous-même de la mission de la médecine, à savoir « soulager les maux » et « rendre les hommes moins vulnérables » ? Vous qui avez démontré l’importance des émotions chez l’homme et en particulier sa capacité de compassion, ne pensez-vous pas que le mot « poison » manque cruellement de compassion ?
Au cours de l’émission « La Tête au Carré », vous avez également déclaré : « Dans une famille, la présence d’un trisomique qui n’a pas été voulu […], c’est imposer à des enfants qui ne sont pas souvent responsables au même titre que les parents […] la présence d’un trisomique dans un foyer » car « c’est quelque chose qui mobilise toutes les énergies de la famille. » Cette affirmation visait à justifier le bien-fondé du test sanguin de dépistage de la trisomie 21 qui aura, comme vous l’avez dit, pour conséquence d’augmenter l’élimination des trisomiques et donc de valider l’eugénisme prénatal anti-T21.
Notre expérience personnelle, celle de nombreux autres parents que nous connaissons bien et la multitude de commentaires postés sur le blog de l’émission infirment totalement vos propos. En ce qui nous concerne, notre fille Eléonore est née il y a 27 ans avec une trisomie 21. L’annonce de ce diagnostic quelques jours après sa naissance nous a terrifiés car nous aussi ignorions ce que pouvait être la vie avec un enfant atteint d’une maladie génétique de l’intelligence. Nous ne connaissions pas de « trisomiques », ni de près ni de loin, et l’idée que nous nous faisions de notre avenir était assez effrayante. N’ayant pas d’autre choix, nous avons accepté notre « infortune », fait le deuil de notre rêve de « jolie petite fille » répondant aux clichés de notre société, appris à aimer notre enfant telle qu’elle était, décidé d’affronter l’inconnu, de conjurer l’adversité et de mettre en œuvre tout ce qui permettrait à notre fille de grandir, s’épanouir et être heureuse, tout comme nous l’avions fait pour son grand frère. L’arrivée d’Eléonore a révélé en nous une capacité de tolérance que nous ne soupçonnions pas. A notre propre étonnement, notre enfant a rapidement trouvé sa place dans notre famille, faisant même la fierté de son grand frère qui la protégeait et stimulait avec un amour tout naturel. Notre fille s’est avérée être un merveilleux accident de parcours, un détour dans notre voyage qui nous a permis de découvrir de fabuleux chemins de traverse et faire des rencontres inespérées, et si c’était à refaire, nous prendrions à nouveau le même itinéraire. Certes, nous ne disons pas que la venue dans une famille d’un enfant porteur d’une déficience intellectuelle est un destin idéal. Mais il ne faut pas sous-estimer le potentiel d’amour et de bravoure que nous recélons car la vie, au-delà des épreuves qu’elle nous impose, nous réserve aussi de bien belles surprises.
Quant aux énergies que notre famille a effectivement dû mobiliser, elles ont été des plus gratifiantes, source de satisfaction de voir notre fille progresser et d’enrichissement personnel. Éléonore a donné un nouveau sens à notre vie. Grâce à elle, nous nous sommes engagés dans plusieurs associations, notamment de parents d’enfants trisomiques, et nous ne savons pas ce qu’est l’ennui. Nos efforts pour permettre à Éléonore de se développer, d’apprendre à lire et écrire, de poursuivre sa scolarité en milieu ordinaire, d’acquérir des compétences, de trouver un emploi stable et valorisant et de vivre dans son propre appartement ont porté leur fruit. Aujourd’hui Éléonore est une adulte épanouie, autonome et heureuse qui a réussi à construire une vie tout aussi riche que celle de bien des « valides », une personne fondamentalement bonne, sensible et agréable qui fait la joie de ses parents, son frère et ses collègues de travail. Sa différence et sa personnalité ont élargi notre perception de l’autre, nous ont enrichis et, au final, ont fait de nous, parents et frère d’Eléonore, de bien meilleures personnes que nous n’aurions jamais pu l’être. Ceci étant, nous récusons le qualificatif de parents « extrêmement dévoués » que vous avez employé à propos de ceux qui « prennent en charge » leur progéniture trisomique. Non, nous ne sommes pas plus dévoués que d’autres parents. Nous ne nous sacrifions pas et nous avons une vie en dehors de notre enfant trisomique. Nous sommes seulement des parents qui, comme tout parent aimant et responsable, veulent le meilleur pour leur enfant. Dans notre société qui n’est ni accueillante ni bienveillante à leur égard, c’est effectivement un peu plus compliqué. Nous tenons aussi à préciser que notre démarche n’a été motivée par aucune conviction religieuse. Pourquoi faudrait-il être croyant pour aimer son enfant, respecter la vie, enfin, être tout simplement humain ?
Même si notre ténacité pour l’épanouissement d’Eléonore a été jusqu’à maintenant couronnée de succès, il nous reste encore beaucoup à faire pour lutter contre les perceptions négatives, informer et faire évoluer le regard porté sur la trisomie 21. Comme nous le disions plus haut, nous vivons dans un monde peu clément à l’égard des personnes en situation de handicap ou tout simplement « hors normes ». Porter une trisomie est aujourd’hui d’autant moins facile qu’il paraît désormais évident pour la plupart des gens qu’il vaut mieux ne pas naître que vivre avec cette affection. Dans un monde où le droit de vivre est placé sous contrôle scientifique et où une naissance de « trisomique » est perçue comme une erreur médicale, ceux qui font le choix de garder un enfant réputé « anormal » seront bientôt davantage culpabilisés que ceux qui prônent les dérives eugéniques du diagnostic prénatal. Dans ce contexte, il nous paraît important de communiquer un message d’espoir pour les personnes atteintes de trisomie 21, leurs proches, et l’ensemble des femmes enceintes sur lesquelles plane la « menace de la trisomie » en faisant savoir que, oui, on peut être heureux quand on est une famille dont l’un des membres porte une trisomie ou que l’on est soi-même porteur d’une trisomie.
Parce que, comme vous l’avez affirmé par ailleurs, « nous sommes tellement plus qu’une molécule », il serait bien navrant de réduire les malades de l’intelligence à l’anatomie de leur cerveau et, ce faisant, les considérer comme des êtres inférieurs incapables d’émotion et dont la vie serait dénuée de valeur. Notre fille et plusieurs de ses amis ont été choqués et profondément blessés par vos propos. Nous savons que vous avez retiré le mot « poison » au cours de l’émission, mais nous aimerions que vous présentiez à ces personnes des excuses officielles.
Espérant que vous comprendrez notre message et notre démarche, nous vous prions, Monsieur Jean-Didier Vincent, d’agréer nos salutations respectueuses.
Maryse et Emmanuel LALOUX